Une éthique de la reconstruction

Entretien avec le philosophe

Jean-Marc Ferry (*)

Propos recueillis par Claudine Leleux

 

Émergence de l’éthique

 

— Claudine Leleux : Pour vous, comme pour des auteurs familiers à nos lecteurs, Piaget et Kohlberg par exemple, la moralité est le produit d’un apprentissage. Mais cet apprentissage, vous l’ancrez dans une expérience de communication, non seulement des êtres humains entre eux, mais avec le monde. La puissance de cette expérience est telle qu’en naîtra, selon vous, le respect et la présence d’un monde commun qui apparaît dans la grammaire. Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs ce cheminement ?

— Jean-Marc Ferry : Je pars d’un modèle qui est intuitivement compréhensible par beaucoup et qui peut être vérifié par des observations psychologiques. C’est l’idée qu’au départ, l’être, l’individu en formation ou le corps sensible, qui éprouve un manque et qui est structuré par des pulsions, lance vers l’extérieur des appels qui sont indifférenciés. Le point de départ théorique est ainsi la réclamation. Cet appel n’est pas intentionnel : celui qui appelle ne sait pas qu’il appelle ni qui il appelle ; il ne sait pas qu’il y a lui d’un côté et un environnement de l’autre. Il n’est pas nécessaire que cet appel reçoive une réponse mais il se trouve que des "réponses" ont dû être apportées pour qu’émerge la conscience. Prenons le cas trivial très classique du nouveau-né. Celui-ci exprime un manque par la voix, le cri. Si le nouveau-né est seul, il n’aura pas de réponse, il ne survivra pas. En revanche, si un autre réagit à cet appel de façon complémentaire, par exemple la mère en le prenant dans ses bras, le manque est calmé. Il se pourrait que le comportement complémentaire soit instinctif, ne soit pas pensé comme une réponse, par exemple entre un bébé animal et sa mère. Ce qui est important dans ce schéma, c’est qu’au départ de la relation communicationnelle très primitive, il n’y a aucune intentionnalité de part et d’autre. Par contre, la deuxième ou la troisième fois (il est important de considérer que ce ne peut être la première), celui qui a appelé peut, de par l’expérience de la réponse qu’il aura reçue de l’environnement, apprendre et savoir que ce cri produit des effets, et il peut donc lui-même sémantiser son cri comme un appel ou une réclamation.

L’intentionnalité commence à apparaître en même temps que la conscience.

C.L. : En quoi cette approche du problème vous permet-elle de résoudre une ancienne difficulté philosophique ?

J.M.F. : Presque tous les philosophes modernes qui se sont interrogé sur l’origine de la conscience, en supposant un sujet au départ tout constitué avec une intentionnalité, ne pouvaient pas rendre compte de la façon dont pouvait émerger cette intentionnalité. Il y a eu des modèles fort intéressants qui expliquaient l’avènement de la conscience de soi par la présence ou l’appel d’un Autre. C’est par exemple le sens de la phrase de Fichte "L’homme n’est homme que parmi les hommes" : la conscience de soi ne peut qu’être générée par une communication qui suppose l’appel — intentionnel — d’un Autre. On comprend bien que celui qui est appelé accède à la conscience et à l’intentionnalité mais la question reste alors de savoir d’où vient cet appel et comment cet appel a pu lui-même être possible ? Tant que cet appel est pensé comme intentionnel, le problème est simplement repoussé d’un degré.

Par contre, le modèle que je fais valoir ici et que j’ai trouvé chez un psychologue social, George Herbert Mead, permet de résoudre l’aporie d’une régression à l’infini, puisque dans la première expérience d’interaction, il n’y a pas d’intentionnalité. Les expressions et les gestes sont sémantisés par ajustements progressifs dans l’interaction qui stabilise par là des codes conventionnels, symboliquement significatifs. L’expérience première sert ainsi de base non-intentionnelle sur laquelle les êtres peuvent élaborer une conscience de soi et entreprendre une communication.

Vient alors une seconde question : comment accède-t-on à une compétence communicationnelle mûre ? Lorsqu’on adresse un appel, cette fois intentionnel, vers l’extérieur, on ne sait pas encore que certaines catégories d’êtres ne répondent pas. On peut imaginer une très grande illusion au départ, celle de croire que tout l’environnement extérieur est susceptible de répondre. Ainsi en va-t-il sans doute chez le petit enfant dont on a coutume de dire qu’il est spontanément animiste, c’est-à-dire qu’il attribue une personnalité aux objets qui l’entourent et qu’il ne fait pas la différence entre des animaux et des personnes. C’est un apprentissage, une expérience d’ailleurs désillusionnante et frustrante, qui fait que progressivement l’individu en formation apprend que certaines catégories d’êtres répondent et d’autres pas. Il apprend sans le savoir, et sans même avoir pour autant accès au langage, qu’il y a des êtres auxquels on peut s’adresser comme à un Tu, à la deuxième personne, tandis qu’il est inutile de s’adresser de cette manière à d’autres êtres. Il apprend à faire la différence, entre le Tu et le Il neutre objectivé.

Cette expérience individuelle, on peut la retrouver aussi au niveau de la genèse des sociétés. On peut expliquer ainsi pourquoi certains peuples ont une image du monde magico-animiste, s’adressent par exemple aux arbres comme à des personnes, et ne tirent pas avec notre rigueur les conséquences de la différence grammaticale entre les trois personnes pronominales (Je, Tu, Il). Il se peut que ces peuples ne reçoivent pas de démenti rapide de la réalité. Tout dépend de l’environnement. Il y a des environnements particulièrement cléments où il suffit de tendre la main pour obtenir la satisfaction de ses besoins primaires. Mais si les individus dépassent ce rapport au monde, marqué par l’attitude animiste, cela signifie qu’ils ont reçu de la part de l’environnement un certain nombre de démentis.

Ce que je cherche à reconstruire, c’est la logique où s’enchaînent les illusions-désillusions-frustrations qui font que progressivement l’individu en formation est en quelque sorte sommé d’opérer des différenciations entre les êtres auxquels il s’adresse. Ces différenciations, qui ont une pertinence grammaticale très profonde, ne concernent pas tant le genre des êtres auxquels il s’adresse que le mode sur lequel il s’adresse à eux et les personnes qui indiquent implicitement le statut que celui qui appelle attribue à ceux qu’il appelle. S’il leur dit Tu, c’est qu’il pense que ces êtres peuvent au moins l’entendre et qu’ils sont d’une certaine façon capables de communiquer, par exemple les animaux domestiques. Cela ne signifie pas pour autant que ce Tu soit capable de se penser comme un Je qui pourrait retourner une adresse différenciée et tout à fait symétrique.

Un tel apprentissage se fait progressivement. C’est une expérience faite avec et dans la communication. Ce qui ne veut pas dire avec et dans le langage. Il n’est pas nécessaire que le langage soit très formé. On peut même imaginer à ce niveau que la communication n’est pas linguistique, même si la grammaire se met en place. On peut imaginer que ce n’est qu’ultérieurement que cette grammaire des modes, des personnes, des temps, des voix, des genres, etc. est en quelque sorte consignée dans la langue, mais la grammaire telle que je la conçois ici, c’est-à-dire l’apprentissage de la différenciation des adresses, est un phénomène tout à fait pragmatique et ontologique, puisqu’il s’agit de rapports au monde qu’on apprend à "décanter".

C.L. : Et cette grammaire serait universelle ?

J.M.F. : Ne postulons pas de manière métaphysique que cette grammaire est universelle. Ce qu’on peut en revanche raisonnablement supposer, c’est que les êtres humains qui se trouvent sur la Terre et donc dans un milieu relativement homogène, avec à peu près le même genre de contraintes sous toutes les latitudes, doivent pour réussir, survivre, se développer, différencier leurs rapports au monde. Bien que les contextes soient plus ou moins hostiles ou favorables, ingrats ou cléments, on peut considérer en moyenne que les hommes ont gagné par apprentissage et par nécessité les principales fonctions grammaticales. C’est une question qu’on peut poser aux linguistes ou aux anthropologues, pour leur demander si tous les peuples possèdent cette grammaire, que l’on suppose universelle, avec la trichotomie qui la caractérise des trois personnes, trois modes, trois genres, trois voix, et trois temps. À ce sujet, la question est ouverte. Je pense notamment à un essai, assez fascinant, de Franz Borkenau, L’apparition du "Je" dans les langues nordiques, qui montre que la conscience permettant d’accéder au Je est tardive et ultérieure. Et ce n’est pas une question d’intelligence ou de performance neuronale, mais d’expérience et de contraintes communicationnelles qui fait que l’être humain est tenu aux mêmes différenciations grammaticales.

C.L. : Si l’on peut reconstruire cette généralisation de l’expérience de la communication, qui serait thématisée dans le discours, cela signifie que tous les êtres humains seraient reliés dans ce monde-ci. La grammaire est-elle, pour vous, le signe d’un monde commun transculturel ?

J.M.F. : Nous prenons conscience que cette compétence communicationnelle est aujourd’hui l’élément d’universalité qui nous reste une fois que nous ne pouvons plus faire fond sur un sens commun substantiel tel qu’il existait notamment dans les sociétés traditionnelles. Ce qui caractérise le Moderne, c’est justement le pluralisme des systèmes de valeurs qui entrent en concurrence.

Ce qui nous reste, à tout le moins, c’est ce monde commun, ce sont les éléments fondamentaux et donc grammaticaux d’une communication entre les individus malgré leurs croyances différentes, et, entre les cultures, malgré les différences des langues. La grammaire est l’élément commun, précisément, qui permet de traduire les langues les unes dans les autres — et cela veut dire : qui permet de communiquer entre les mondes culturels malgré les différences de langues. Le monde commun, c’est ce qui permet de s’entendre sur ce que l’on dit par delà les contextes.

C.L. : Et c’est au niveau grammatical que vous voyez une première émergence de la conscience éthique ?

J.M.F. : Je ne peux pas développer cela ici. J’en viens donc tout de suite au résultat très rudimentaire. À savoir que c’est seulement avec la conscience du Je et l’exercice de la compétence communicationnelle sur le mode obligatoire de résolutions (voir tableau, Les Puissances de l’expérience, I, p.81), qu’advient l’éthique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, ce n’est pas l’avènement du Tu par lui-même qui accompagne l’émergence de la conscience morale.

Il faut, à mon avis, pour qu’il y ait émergence de la conscience morale, que le sujet en formation puisse attribuer à lui-même la réussite ou l’échec de ses actions, que celles-ci soient instrumentales, stratégiques ou communicationnelles. Et il faut bien penser qu’il y a des échecs sinon il n’y aurait pas apprentissage, mais l’individu ne sait pas d’emblée que c’est de son fait. Il y a toute une dialectique des illusions-désillusions qui fait que pendant très longtemps le sujet va résister en essayant d’attribuer la "responsabilité" de ses échecs ou de ses succès à des instances qui transcendent sa personne : les esprits, le Destin, Dieu ou les Autres, etc. Ce n’est que lorsque le sujet est capable d’attribuer à lui-même la réussite ou l’échec de ses actions qu’à la fois sa conscience du Je se renforce et qu’il accède à une conscience morale.

Il y aurait une genèse à tenter, au risque d’un peu de fantaisie, pour expliquer l’émergence de la conscience morale dans l’histoire non plus de l’individu mais des collectivités, notamment en faisant la phénoménologie des différentes activités, très classiques en anthropologie, de la cueillette, de la pêche, de la chasse et de la guerre. Plus les êtres qu’il s’agit de traiter dans ces différentes activités se rapprochent des personnes en s’éloignant des choses et plus l’agir, au départ simplement instrumental, doit devenir stratégique. La cueillette, au départ, est à peine instrumentale. La pêche demande déjà un peu de stratégie parce que ceux que l’on pêche sont parfois capables de ruse. La chasse demande encore une stratégie beaucoup plus élaborée. Et puis enfin la guerre a ceci de paradoxal que pour se soumettre l’adversaire, en faire un objet, il faut d’abord le considérer comme un être égal à soi-même, capable de la même intelligence, bref comme un sujet.

Prendre conscience de ce paradoxe, c’est prendre conscience qu’il y a une contradiction à vouloir traiter un sujet comme un objet. Ainsi peut commencer d’émerger une conscience morale, à savoir que le sujet doit être traité comme un sujet et non comme un objet, c’est-à-dire qu’il doit être l’objet d’un agir proprement communicationnel, plutôt qu’instrumental ou stratégique, et qu’il requiert une attitude communicationnelle de respect plutôt qu’une attitude instrumentale de maîtrise.

C.L. : Justement, à propos de cette attitude du respect, comment vous situez-vous par rapport aux critiques contemporaines de l’éthique humaniste ?

J.M.F. : Il y a une crise philosophique de l’éthique aujourd’hui au sens où il y a des réclamations qui nous viennent et qui contredisent la limitation du concept de l’éthique élaboré dans le contexte de l’humanisme moderne. L’éthique humaniste, en effet, se fonde, sur un partage drastique entre ce qui est humain et le reste : la relation morale est réservée aux rapports des hommes entre eux. Et donc il n’est pas question de réclamer, au-delà de la sollicitude, une attitude éthique, communicationnelle, à l’égard des animaux, par exemple.

Autre trait de l’éthique humaniste, c’est qu’elle ne vaut que dans l’ordre du présent et entre les vivants mais qu’il est fort peu question de développer des éducations morales à l’égard soit des morts, générations du passé, soit des générations futures.

Ce n’est que récemment qu’on a voulu élargir, par rapport à l’humanisme strict, la base morale du respect, verticalement dans la dimension du temps et horizontalement dans la dimension de l’espace. Dans la dimension du temps, avec par exemple Hans Jonas qui veut développer des impératifs catégoriques, c’est-à-dire des obligations morales, à l’égard des générations futures en leur léguant un monde vivable ; et, dans la dimension de l’espace, lorsque, par exemple, on veut élargir la base du respect à la nature et aux animaux.

Il y a un versant négatif à cette réclamation, dans le sens où elle nous inclinerait à réactiver des principes anciens de sacralisation de la nature, une conception cosmocentrique de la nature, une normativité de la nature qui commande qu’on respecte la vie et qu’on ne porte pas atteinte à l’embryon, qu’on ne retienne pas le cours de la vie au niveau, par exemple, de la reproduction.

Ça, c’est le piège d’un retour dogmatique du religieux — qu’il soit "théologique" ou "cosmocentrique", ou les deux à la fois, peu importe. Mais je dirais qu’il ne faut pas voir que la tentation réactionnaire dans cette réclamation d’un élargissement de la base morale du respect. Il y a aussi un versant positif de la critique qui serait de justifier les intuitions, d’y faire droit. Je pars du fait de la réclamation d’un élargissement de la base du respect et j’essaie de la justifier, bien entendu dans des termes qui ne sont pas ceux d’un retour du religieux.

Comment comprendre et faire droit à cette intuition nouvelle, qu’il s’agisse de responsabilité à l’égard des générations futures mais aussi à l’égard du passé ou qu’il s’agisse de la réclamation écologique du respect de la nature et des animaux ?

Je pense qu’il conviendrait d’abord d’opérer — oserais-je dire ? — une petite "révolution copernicienne" dans le sens où, plutôt que de faire reposer les critères de respect sur une logique des prédicats, il faut partir de la relation. Je m’explique. Il me paraît que le concept d’éthique tel que nous l’avons développé dans l’histoire occidentale, avec le christianisme puis avec l’humanisme, est trop étroit. D’une façon générale, l’éthique comme obligation du respect devait être justifiée pour certaines catégories d’êtres et pas pour d’autres. Des critères — invariablement métaphysiques — établissaient les catégories d’êtres dignes de respect. Dans l’éthique chrétienne, par exemple, c’est la divinité de l’homme : est digne de respect celui qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Puis le critère a été la liberté de l’homme ou sa rationalité. Et jusqu’à aujourd’hui, par exemple chez Habermas, l’homme est défini comme l’être capable de parler, d’agir et de répondre de ce qu’il dit et fait, donc d’être responsable au sens de la responsabilité communicationnelle qui sous-tend cette capacité.

Ces critères évolutifs pèchent toujours, à mon avis, par le fait qu’ils relèvent d’une logique des prédicats. C’est-à-dire que tel être est digne ou non de respect selon qu’il possède ou non telle qualité.

Je pense, au contraire, qu’il faut partir de la relation et non de la qualité. Pour formuler cela simplement, je dirais que ce n’est pas parce que tel être a telle qualité que je communique avec lui, mais au contraire, que c’est dans la mesure où je communique avec tel ou tel être que je le respecte. La relation est l’expérience première. C’est une expérience de communication qui est plus ou moins réussie : la tentative même de communiquer est un engagement, celui d’un rapport communicationnel d’ouverture et non pas celui d’un rapport instrumental de maîtrise.

C.L. : Et, c’est ce geste premier qui vous permet d’en venir à la notion d’ "éthique spontanée" ?

J.M.F. : L’éthique spontanée, c’est ce qui fait que lorsque je marche, je m’arrête : je ne marche pas sur quelqu’un et je ne le blesse pas. Mais cette attitude ne touche pas seulement à des personnes. Je peux aussi éviter d’écraser une plante. Spontanément, je peux respecter, d’une façon ou d’une autre, des choses très très variables comme, par exemple, un drapeau national, un symbole religieux, un cadavre humain, un arbre centenaire, etc.

C.L. : Est-ce que vous iriez jusqu’à dire que lorsqu’on manque de respect vis-à-vis des autres humains, des animaux ou de la nature, c’est parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de ce geste premier de la communication qui, avec les uns ou les autres, n’aurait pas réussi ?

J.M.F. : L’éthique spontanée, dont je parle, doit résulter d’un apprentissage. Cette spontanéité, je suppose, n’est pas innée. Le fait de faire attention à ne pas blesser est à mon avis quelque chose qui s’apprend et qui, après cela, détermine des comportements tout à fait spontanés, quasi-réflexes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas le fruit d’un raisonnement ou d’un long débat intérieur. Cela peut être le fait d’une éducation ou d’une auto-éducation dans l’expérience de la souffrance infligée à un autre. Le petit enfant ne sait pas qu’il fait souffrir. Il suffit de le voir se comporter avec un animal domestique, par exemple, un chaton, c’est souvent cet animal lui-même qui doit lui apprendre qu’il ne faut pas le serrer trop fort. Il y a une interaction, qui n’est pas morale du tout d’ailleurs, l’animal se défend, le petit chat peut griffer et l’enfant apprend bien et vite qu’il ne faut pas faire du mal. Et puis les parents sont là pour lui expliquer.

C.L. : Il doit apprendre à se mettre à la place de l’autre, il y a là un mouvement empathique ?

J.M.F. : Oui, il y a une empathie à laquelle l’enfant est assez rapidement accessible mais qui n’est sans doute pas innée.

C.L. : Et comment passe-t-on alors, selon vous, de cette éthique spontanée, de cette intuition morale, à l’obligation morale proprement dite ?

J.M.F. : Si on laisse cette éthique spontanée à l’air libre, sans la discipliner ou la canaliser, il me semble que nous nous engageons dans une voie quand même trop proche de la superstition, qui est fort contraignante du point de vue psychique. Des peuples entiers ont construit leur identité morale sur une systématisation parfois très codifiée de l’éthique spontanée, par exemple dans le système indien traditionnel où tout élément de vie doit être respecté. Les Occidentaux modernes ont en quelque sorte débarrassé le terrain de la superstition pour libérer l’appropriation de la nature extérieure. Et ils ont réservé méthodiquement le respect à la relation des hommes entre eux en tant qu’ils pouvaient être considérés comme des citoyens ressortissants d’une communauté de solidarité et de droit.

On ne peut pas, à mon avis, sans dogmatisme, déduire la norme d’obligation morale à partir de la seule intuition morale spontanée. Toute autre question est celle du jugement moral. Ce n’est pas parce que spontanément je m’abstiens de porter atteinte à la vulnérabilité d’un être que je dois automatiquement en tirer un tabou. Cette attitude spontanée doit elle-même être problématisée, ce qui donne lieu, au fond, à une argumentation morale intérieure pour savoir si le fait que je respecte une vie animale m’interdit de façon catégorique d’utiliser cet animal comme un simple moyen, par exemple, pour me vêtir ou me nourrir. Par conséquent, déjà à l’intérieur de soi-même, sans que ce ne soit dans un espace public, il y aurait comme une argumentation morale qui, de façon discursive, établit un pont entre l’intuition morale et l’obligation morale. L’obligation morale n’arrive qu’en conclusion de l’argumentation morale dont l’intuition spontanée n’est qu’un élément. Mais la "conclusion" n’est pas celle d’un syllogisme : le processus n’est pas déductif mais discursif.

L’approche que je propose a l’avantage de prendre en considération le départ communicationnel du respect même s’il ne fait pas diktat. Le jugement moral procède ici d’un mouvement réfléchissant supposant un sol d’expérience que l’on souhaiterait, certes, universelle, mais à laquelle nulle démarche apriorique ne saurait se substituer.

Aucun philosophe ne peut même dire, à mon avis, quelles sont les expériences concluantes de communication qui nous obligent au respect et celles qui ne le seraient pas. C’est un processus de formation extrêmement complexe mais qui, normalement, doit s’accomplir dans un espace public de discussion.

Maintenant, il ne faut pas restreindre les éléments qui sont à prendre en compte pour instruire le procès en question, y compris dans un espace public. J’aurais de la communication une conception très tolérante au départ. Ici, on peut se référer utilement à une systématisation proposée par l’un des plus grands philosophes américains, Charles S. Peirce, qui avait distingué dans sa sémiotique générale, entre trois types de signes, ce qu’il appelait l’icône, l’indice et le symbole. Je ne peux pas ici en développer la signification mais l’icône, comme son nom l’indique, est un élément de signe qui de par l’image qu’il donne évoque quelque chose d’autre. Ainsi en va-t-il d’une métaphore. L’indice, c’est par exemple, la fumée qui vous indique qu’il y a du feu ou une expression du visage qui vous indique la colère. Enfin, le symbole, c’est ce qui correspond au concept, au langage verbal, au signifiant le plus synthétique. Il serait, pour moi, dommage de réduire le procès de communication et des expériences de la communication au seul symbolique. Parce que justement nous ne prendrions pas en compte les éléments iconiques et indiciels qui ont servi de base sémiotique à l’éthique spontanée, par exemple dans une relation avec les animaux, et nous n’aurions aucune chance dès lors d’en tirer des conclusions morales. En revanche, si vous élargissez le concept communicationnel à l’ordre de l’iconique et de l’indiciel, vous avez dans la relation communicationnelle avec des animaux une certaine richesse et vous pouvez en tenir compte également quitte à élever ces éléments iconiques et indiciels à l’ordre symbolique dans votre argumentation interne, puis dans l’argumentation publique, car après tout, le propre du symbolique est de prendre en charge les expériences faites dans d’autres ordres que l’ordre symbolique, par exemple dans l’ordre iconique ou indiciel. Dans la communication de tous les jours, surtout avec les êtres humains, étant donné leurs grandes capacités expressives — n’importe quel anthropologue vous dira que la richesse expressive du visage humain est plus grande que celle du faciès animal —, vous avez énormément d’éléments indiciels et iconiques qui entrent dans l’argumentation interne, si implicite soit-elle, que vous faites pour savoir si cette autre personne est digne de respect.

Car disons-nous bien que si l’on sort de la logique des prédicats de l’humanisme classique, ce n’est pas l’homme en général qui est digne de respect, c’est l’être qui est en face de vous en fonction d’une communication que vous avez avec lui. D’ailleurs, pour le sens commun, il est évident que, quelles que soient les objections morales que vous vous fassiez, vous êtes tenté de respecter plus certains individus que d’autres. Cela signifie que vous vous référez, ne fût-ce qu’implicitement, à une expérience de communication qui ne repose pas seulement sur l’échange de paroles, le symbolique, mais également sur les éléments d’expression, tout ce que dans l’École de Palo Alto, on appelle l’analogique, tout ce qui permet de situer bien l’authenticité et les caractères de la personne que vous avez en face de vous.

C.L. : Supposons que cette expérience de communication soit une expérience d’irrespect. Par exemple, qu’un enfant soit appréhendé comme un objet et non comme un sujet. Cet enfant, ayant fait l’expérience d’une communication distordue ou déformée, intégrerait alors cet irrespect et le reproduirait à son tour jusqu’au moment où la réalité le démentirait.

Si cette hypothèse n’était pas fantaisiste, une pédagogie du développement moral devrait alors nécessairement faire fond sur ce moment de reconnaissance réciproque, de respect intersubjectif, pour dénouer ces expériences de communications déformées initiales et instrumentales et pour permettre que surgisse sur d’autres bases la question du devoir moral. Qu’en pensez-vous ?

J.M.F. : C’est une hypothèse qui me semble pleinement pertinente. Il faut dire que ma construction se situait entièrement sur un plan d’orthogenèse, non de pathogenèse. Cette orientation propose au fond d’expliciter quelque chose que nous supposons intuitivement, dès lors que nous pensons pouvoir identifier des phénomènes pathologiques : nous impliquons le modèle, même idéalisé, d’un procès de formation accompli sans heurts ni perturbations pathogènes. Le simple fait de parler d’une expérience de communication distordue ou déformée présuppose le modèle d’une communication fonctionnant normalement. Un modèle d’orthogenèse est sans doute requis pour envisager une origine historique des anomalies manifestées au niveau d’un comportement moral, pour autant que cela renvoie à une pathogenèse, c’est-à-dire ici à une expérience manquée de la reconnaissance réciproque, et donc, de la communication. Bien entendu, la question pratique qui se pose à une pédagogie du développement moral est de savoir "faire fond", comme vous le suggérez, sur ce moment de reconnaissance réciproque, dont l’expérience n’aurait pas été menée à bien. Pour cela, même un modèle de pathogenèse typique n’est pas encore directement opératoire : il est essentiel d’aller à la singularité d’une histoire vécue personnelle, pour repérer au niveau de la biographie [à reconstruire narrativement par l’intéressé lui-même] ce qui pourrait se laisser comprendre et expliquer avec l’aide de modèles théoriques. Ceux-ci doivent cependant pouvoir être rectifiés sur le schéma élastique d’itérations constantes avec la pratique vécue.

C.L. : Les professeurs de morale, qui sont des éducateurs au développement moral, ont pu se rendre compte que la formation à l’argumentation ne permet pas nécessairement de se mettre d’accord sur des normes communes. L’argumentation peut échouer. Par exemple, vis-à-vis d’un raciste. Par exemple aussi dans une discussion dans laquelle, au sens d’Habermas, les participants sont invités à s’accorder sur l’argument le meilleur. Nous en avons fait l’expérience en journée pédagogique sur l’éthique habermassienne lorsque j’avais proposé d’évaluer la force normative du "sacrifice de soi". L’argumentation avait buté non sur les arguments mais sur le contenu du concept de sacrifice, synonyme d’hétéronomie pour les uns, d’amour pour les autres. Ces échecs de l’argumentation ont pu faire ressentir au professeur de morale le besoin de travailler d’autres aspects de l’éducation morale que l’argumentation, comme l’expérience du récit, du témoignage ou de l’autobiographie ou encore l’expérience du respect et de la reconnaissance mutuels dans la classe et de l’écoute de chacun. Il me semble que vous accordez de l’importance à la narration, c’est-à-dire au récit, au témoignage ou à l’autobiographie, qui seraient des éléments structurants pour l’émergence de normes, tout en disant que la narration est insuffisante, comme d’ailleurs l’est à vos yeux l’argumentation. Pour dépasser ces insuffisances, vous proposez de recourir à ce que vous appelez la reconstruction. Est-ce que je me trompe ?

 

Argumentation ou reconstruction ?

 

J.M.F. : Peut-être faudrait-il, avant de parler de l’émergence des normes, préciser et limiter ce qu’on entend par des normes, pour venir ensuite plus précisément à votre question. Il y a beaucoup de définitions possibles des normes. Nous parlons ici de normes morales, qui peuvent aussi être juridiques.

Lorsque l’on pense aux normes, on a spontanément l’impression qu’il s’agit de symboles prescriptifs, qui nous ordonnent de nous conduire de telle ou telle façon, et extérieurs, même si nous nous concevons comme modernes, c’est-à-dire comme des individus qui ont eux-mêmes produit les normes, lesquelles doivent ensuite pouvoir leur être opposées dans une société politique, ou même dans des contextes plus restreints comme la famille, le village, etc. On perçoit donc les normes à la fois sous la forme d’autorité prescriptive et sous la forme d’une facticité, elles sont là, c’est un fait et l’on doit y obéir. Soit on y souscrit, soit on y déroge, et dans ce cas, on est délinquant. On se dit alors que l’éducation consiste à inculquer aux enfants les normes existantes de telle sorte qu’une coexistence pacifique en société soit possible.

J’aimerais partir de cette idée du sens commun pour problématiser ce concept de norme. Et problématiser d’abord cette apparence objective des normes. Par exemple, chez des sociologues de l’école tels que Pierre Bourdieu, les normes sont présentées comme des éléments de facticité qu’il s’agit d’inculquer et donc le mode pédagogique est d’emblée conçu comme un mode violent, où s’exercerait une "violence symbolique", comme dit Bourdieu, sur les individus. Cette violence symbolique étant définie comme ce qui suscite de soi-même une représentation de légitimité qui ne se discute pas. Et dans cette mesure où la norme est vue comme quelque chose d’objectif qui s’impose et doit être inculqué, on n’en voit pas la justification.

Or, c’est seulement quand il y a un conflit sur les normes qu’apparaît réellement la normativité de la norme. Mark Hunyadi a développé cette idée intéressante dans un petit ouvrage à paraître sur La Vertu du conflit. C’est lorsque la norme est en litige que celui qui la conteste est amené, s’il ne veut pas s’exclure de la communauté et de la communication, à exhiber les raisons pour lesquelles cette norme ne lui convient pas. Et quel que soit le niveau de rationalité de ces raisons, même si elles s’expriment sous la forme d’un énoncé tel que "Je n’ai pas envie d’y souscrire", s’engage un processus de discussion contradictoire sur les raisons pour lesquelles il faudrait ou non accepter cette norme en admettant que de l’autre côté il y ait quelqu’un qui défende la norme. La norme n’est plus inculquée, elle est acceptée ou rejetée et, du coup, il n’y a plus de violence sauf si dans la discussion l’un est intimidé par l’autre et se sent, pour des raisons extérieures à la logique interne de cette discussion ou de cette argumentation, obligé d’accepter la norme. Mais on peut imaginer aussi que dans un espace de liberté où les individus se traitent comme des égaux les normes puissent être acceptées ou rejetées sur des bases rationnelles. Telles sont du moins les idéalisations autorisées, voire nécessaires, à la poursuite des pratiques d’entente. C’est alors qu’apparaît pleinement la normativité de la norme, c’est-à-dire la dimension de justesse normative sous laquelle elle mérite ou non d’être acceptée.

En second lieu, l’intérêt d’une norme sur laquelle on pourrait s’entendre est celui d’une médiation pour la résolution symbolique des conflits. C’est sa valeur sociale.

C’est de ces deux précisions sur le concept de norme que j’aimerais partir pour, après cela, répondre plus précisément à votre question qui procède d’une expérience personnelle tenant aux limites propres à l’argumentation pour convaincre quelqu’un de la nécessité, par exemple, de ne pas être raciste.

Il est délicat d’exprimer d’emblée qu’il y aurait une violence de l’argumentation. Parce que derrière cette affirmation, s’insinue parfois une critique de la raison. Il faut donc se défier d’une telle équation entre argumentation, raison et violence, domination ou répression.

Mais cela étant, on peut quand même se demander si certaines potentialités de répression ou de violence ne sont pas en quelque sorte encastrées dans la logique même de l’argumentation. Ou encore, pour l’exprimer de façon plus positive, on peut quand même se demander si l’argumentation si bien menée soit-elle — en admettant qu’elle se déroule dans des conditions idéales de liberté de parole et d’égalité avec des gens qui de part et d’autre ne cherchent pas à tricher, à agir stratégiquement, sont de bonne foi, etc. — ne va pas limiter le processus d’entente qui est visé. Par exemple, lorsque des éléments tout à fait essentiels à exprimer pour que les protagonistes de la discussion puissent se reconnaître réciproquement sont réprimés parce que ces éléments s’insèrent malaisément dans les contraintes stylistiques et pragmatiques qui sont inhérentes au registre de l’argumentation.

Si l’on admet que l’argumentation, comme moyen d’acheminer des individus au départ opposés vers une entente rationnelle, présente cette limite ; que l’argumentation n’est pas la raison ultime où s’arrêtera en quelque sorte le procès d’intercompréhension ou, comme dans la psychanalyse par exemple, d’autocompréhension, alors il nous faut un concept ultérieur. Même si l’argumentation se déroule fort bien, même si elle aboutit à une entente, elle pourra cependant laisser pour compte un certain nombre d’éléments qui, comme un retour du refoulé, rejailliront ensuite de telle sorte qu’on s’apercevra seulement rétrospectivement que le contentieux n’a pas été vidé et que les individus continuent éventuellement de répéter les mêmes compulsions qui sont pathogènes ou conflictuelles.

C.L. : Et ce concept que vous introduisez pour dépasser les limites de l’argumentation, c’est la reconstruction ?

J.M.F. : Oui. Le concept, tel que je l’introduis, qui correspond à ce manque de l’argumentation, ce qui vient combler en quelque sorte ce manque, et qui permettrait au fond de vider le contentieux de sorte que le procès d’intercompréhension soit mené à bien réellement, est celui d’une reconstruction. La reconstruction est plus réflexive et plus intersubjective que l’argumentation. C’est un mode de discours, c’est une pratique d’intercompréhension menée sur un registre qui utilise beaucoup d’autres éléments que ceux de l’argumentation, notamment des éléments de narration, des éléments d’interprétation et bien sûr aussi des éléments d’argumentation.

C.L. : Mais que veut dire reconstruction ?

J.M.F. : Pour faire comprendre ce concept, j’aimerais imaginer un scénario, très stylisé, d’un processus d’intercompréhension mené à terme dont les quatre phases, qui sont en même temps quatre registres de discours, seraient la narration, l’interprétation, l’argumentation et la reconstruction, par lesquelles devrait logiquement passer un procès d’entente qui doit être mené à bien. Ce scénario très stylisé d’une intercompréhension menée à terme pourrait également valoir pour une autocompréhension menée à bien, par exemple dans la psychanalyse.

Donc, on imagine, tel est le scénario, qu’un procès d’intercompréhension est engagé lorsque par exemple l’un des protagonistes commence par rapporter un fait ou un événement sur le mode narratif, qu’il soit réel ou imaginaire. Celui qui est face au récit subit : il n’a qu’à écouter avec, bien sûr toutes les émotions et évaluations qui l’accompagnent.

Il faut donc des registres supplémentaires pour qu’un procès d’entente puisse être mené à bien. On peut imaginer suivant le scénario que cela va au-delà du narratif et que, par exemple, pour la bonne intelligibilité du récit, pour enrichir la narration, la rendre plus claire, le locuteur va insinuer aussitôt quelques explications complémentaires qui sont produites par touches sur le mode interprétatif cette fois-ci. Et si l’on réfléchit à ce passage du narratif à l’interprétatif, cela signifie qu’on passe des faits aux causes, ou encore des événements aux lois. Songez, par exemple, aux fables d’Ésope ou de La Fontaine, vous avez un récit qui est narratif, et souvent à la fin du récit, vous avez une morale de l’histoire. Qu’est-ce en effet qu’une morale de l’histoire si ce n’est ce moment interprétatif où l’on tire la loi de l’événement ? Et cela, parce que l’événement est typique, parce qu’il s’est suffisamment répété pour que l’on puisse en tirer, même au niveau collectif, au niveau d’une collectivité sociale, un certain nombre d’enseignements sous forme de dictons, de proverbes, de sentences, de maximes.

Et, à vrai dire, pour répondre à votre question, c’est seulement avec ce moment interprétatif qu’advient en quelque sorte un début de norme. Le récit par lui-même ne débouche pas directement sur une norme. C’est seulement lorsqu’on tire la morale de l’histoire, la loi du récit ou de l’événement ou de l’intrigue, qu’on peut dégager des normes.

C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans l’histoire des sociétés. Les sociétés traditionnelles étaient suffisamment homogènes, en ce qui concerne les expériences vécues, pour que les histoires que l’on se racontait puissent aisément être comprises et partagées par les autres, elles étaient au fond typiques. De telle sorte que également, comme les expériences n’étaient pas très divergentes, et qu’il y avait un fond de sens commun assuré, par exemple, par les religions, des croyances partagées, il était tout à fait possible de tirer des morales de l’histoire, des conclusions interprétatives de ces narrations, qui soient largement admises. Tel est le sens de la loi des sociétés traditionnelles.

Ce qu’il est intéressant de comprendre, c’est pourquoi ça a éclaté, pourquoi la normativité n’est plus directement axée sur le récit et sur l’identité narrative au niveau des interprétations que l’on tire des histoires typiques. Je crois que c’est avec le passage des communautés aux sociétés, comme on dit, la naissance de l’individualisme, la différenciation croissante des fonctions sociales, la différence des religions, les conflits de morales, etc., qu’on ne pouvait plus à chaque fois référer ce qui arrive à une morale de l’histoire qui puisse faire loi pour tout le monde. Il y a conflit d’interprétations parce que déjà il y a des expériences divergentes, des valeurs différentes au sein d’une même communauté. Et alors ce conflit d’interprétations ne peut être résolu que dans des procès d’argumentation pour essayer de dégager les éléments beaucoup plus formels, plus universels mais néanmoins communs qui, par delà les interprétations substantielles, pourraient cependant mettre les gens d’accord. Par exemple, même si nous ne sommes pas d’accord en matière de religion, nous pouvons quand même coexister pacifiquement sur un principe laïque avec une raison d’État qui privatise les convictions morales et religieuses. Le conflit d’interprétations peut ainsi être surmonté grâce, par exemple, à un système de droit formel qui, lui, du point de vue du concept, résulte proprement de performances argumentatives.

Je reprends le scénario à un niveau microscopique, c’est-à-dire ce qui se passe entre deux personnes qui veulent s’entendre. On peut dire qu’en général l’interprétation qui est proposée, lorsqu’on produit des modèles explicatifs pour expliciter l’histoire que l’on raconte, appelle en général un processus d’entente ou d’accord sur les interprétations proposées. Si les interprétations sont contestées ; si donc le proposant est engagé par l’opposant à justifier ses interprétations, le discours est porté sur le registre argumentatif et s’appuie sur des raisonnements. Là, on ne construit plus un ordre des faits ou des événements, comme dans la narration, ni même un ordre des causes ou des lois, comme dans l’interprétation, mais un ordre des raisons, c’est-à-dire que la considération des faits ou des causes n’entrent plus dans le discours argumentatif qu’à titre de raisons. Là, nous sommes dans l’identité argumentative qui est le produit des résultats symboliques et normatifs comme, par exemple, les règles de droit formelles, les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, et autres valeurs universalistes.

Et ce moment, en ce qui concerne l’histoire des sociétés, correspond à l’identité moderne, préférentiellement, mais cela s’est aussi produit, bien que différemment et avec des limitations spécifiques, dans l’histoire antique, notamment chez les Grecs à l’époque des "lumières" grecques, celle de Socrate et des sophistes, grande période, à la fois, de l’identité argumentative, de la démocratie, de l’espace public et de la philosophie. Les trois vont souvent ensemble. Même chose, bien que sous des prémisses sociologiques et ontologiques fort différentes, dans les Lumières occidentales du XVIIIe siècle. Et c’est pourquoi on pense, en général, que notre identité moderne culmine en quelque sorte sur des performances argumentatives et que nous sommes toujours constitués dans ce registre d’identité argumentative, pour laquelle les Droits de l’homme, la démocratie, l’État de droit, sont emblématiques.

Alors la reconstruction dans ce cas-là, que vient-elle faire ? Si l’argumentation, au niveau microscopique d’un processus d’intercompréhension tenté entre deux personnes, activée de part et d’autre pour dénouer un conflit d’interprétation, s’achemine effectivement vers l’entente qu’elle est censée viser — on se met d’accord sur des normes suffisamment abstraites pour que des convictions différentes puissent coexister, ainsi par exemple le schéma de John Rawls —, eh bien la révision conséquente des perceptions initiales se fait par introspection moyennant des analyses, c’est-à-dire que là nous sommes dans une auto-réflexion coopérative dans laquelle rétrospectivement les protagonistes se rendent réciproquement clair à eux-mêmes ce que j’appellerais volontiers la dialectique du malentendu et de sa résolution. Donc le discours se fait reconstructif, si vous préférez, lorsque faits, causes et raisons ont pris place et signification à l’intérieur du drame total. Pourquoi drame ? Parce que là on suppose que les bonnes raisons émises par l’argumentation, à supposer même qu’elles aient pu réconcilier les adversaires protagonistes de la discussion, ont pu être acceptées sans que pour autant les individus aient pu exprimer tout ce qui, au regard de leur vécu, justifiait les positions contraires. La reconstruction apparaît alors comme une espèce de rédemption de toutes les répressions, malentendus, refoulements, violences en général, distorsions de sens, insuffisance d’expression, qui ont pu jalonner tout le parcours discursif — narratif, interprétatif et argumentatif lui-même.

Pourquoi supposer que la reconstruction serait en tout état de cause nécessaire, même quand nous sommes dans une argumentation qui s’est bien passée et débouche sur une entente ?

Je durcis volontairement la difficulté pour essayer de justifier le moment de la reconstruction. C’est un argument logique qui tient en une phrase : les raisons au regard desquelles les protagonistes d’une discussion ont pu s’entendre, et donc les raisons qu’ils ont pu accepter de part et d’autre au cours de l’argumentation ne recouvrent pas les raisons pour lesquelles ces arguments ont pu être acceptés. Je ne veux pas dire que les raisons pour lesquelles les arguments ont éventuellement été acceptés (mais aussi éventuellement rejetés) ne sont pas de bonnes raisons ou que ce serait des motifs psychologiques cachés. Même si ce sont de bonnes raisons qui font que l’on accepte tels arguments, ces raisons qui fondent l’acceptation ne sont pas identiques aux raisons auxquelles on accepte de se rendre. Les raisons que vous admettez dans un procès d’argumentation ne rendent pas compte des raisons pour lesquelles vous les admettez, même quand ces dernières sont de bonnes raisons très logiques. Il y a donc un point aveugle de l’argumentation, que la reconstruction a précisément pour tâche de dévoiler.

C.L. : Pourriez-vous donner une illustration de cela ?

J.M.F. : Eh bien, imaginons que vous discutiez avec un raciste et que vous ayez la capacité de donner d’excellents arguments qui font que, avec beaucoup de persévérance, vous parveniez finalement à lui faire admettre que vos arguments sont imparables. Ce qui n’est déjà pas chose facile, non pas parce que le raciste serait de mauvaise foi, mais parce qu’il est très difficile de donner de bons arguments contre le raciste. Il faut déjà que le raciste accepte d’entrer dans l’argumentation et qu’on puisse contester un certain nombre d’affirmations qui souvent sont tellement infalsifiables ou métaphysiques, de part et d’autre, que c’est extrêmement difficile de savoir, voire impossible, sur le plan strictement logique, pourquoi l’antiracisme serait préférable au racisme, sauf à faire appel à de bons sentiments dont le raciste ne voudrait pas éventuellement entendre parler dans l’argumentation. Combien de philosophes rationalistes se sont cassé le nez sur le problème du "nazi rationnel" !

Soit, admettons que vous ayez réussi par la voie argumentative à lui clouer le bec de façon non violente et qu’il accepte que vos raisons sont supérieures. Dans ce cas-là, il ne pourrait même pas dire : "On m’a empêché de dire tout ce que je voulais". La reconstruction, elle, permettra de reconstruire justement le sol de pertinence qui fait que les arguments que vous avez donnés étaient forts. Et cela nous renvoie à un arrière-plan du monde vécu. Cet arrière-plan est tissé de schèmes de pertinence qui sont entendus à l’avance, même dans les sociétés européennes, c’est-à-dire un certain nombre de représentations, d’idées, qui définissent les contours d’une communauté de communication. Le langage lui-même est un élément de l’arrière-plan du monde vécu. Les mots, eux-mêmes, bien entendu, condensent une ou des histoires, des expériences, des évaluations. C’est la raison pour laquelle ils sont chargés de connotations. Donc les mots ont une profondeur et la simple utilisation de mots n’est pas neutre. Le langage du monde vécu, le langage naturel est bien différent du langage formalisé de la logique ou de la mathématique. La reconstruction va ainsi renvoyer le processus d’acceptation argumentatif à cet arrière-plan constitué par ces schèmes de pertinence, y compris les plus ultimes tels que les symboles du langage, sur lequel prend appui le discours argumentatif.

Il est ensuite intéressant de se demander d’où résulte cet arrière-plan qui possède une quasi-normativité. Il ne tombe pas du ciel, mais résulte de performances antérieures des discours. Cet arrière-plan peut être regardé comme une sédimentation par strates de performances de narration, d’interprétation, d’argumentation et de reconstruction qui ont eu lieu antérieurement. Ce n’est donc plus la pratique vivante de la communication, qui est ici présupposée, mais sa sédimentation dans des formes plus ou moins propositionnelles et plus ou moins disponibles à la thématisation. J’aurais presqu’envie de faire l’analogie avec l’opposition marxienne entre le travail mort et le travail vivant. Le travail vivant, c’est le travail déployé dans l’énergie musculaire, physique et nerveuse et le travail mort, c’est le travail cristallisé dans des machines, c’est donc le capital. Eh bien, l’arrière-plan du monde vécu, on pourrait dire que c’est le "capital" formé par une cristallisation/sédimentation de la communication vivante. Il y a ici tout un champ d’investigation théorique qui n’a guère été exploré.

Or c’est de ce point de vue qu’on peut cibler une "violence" sans tomber dans les critiques triviales de la raison. La question est difficile. Dans un procès d’argumentation, tous les schèmes de pertinence, les sédimentations d’arrière-plan, vont être mobilisés. Du coup, les arguments qui sont donnés peuvent aussi bien être des condensations de performances narratives, par exemple des récits, ou encore de performances interprétatives, par exemple des sentences, des dictons, ou encore de performances argumentatives, par exemple des principes universalistes comme la liberté ou l’égalité, etc. Ces éléments d’arrière-plan vont être utilisés, et comme vitalisés, dans des raisons qui sont produites au cours de l’argumentation. La référence à des histoires typiques peut constituer des arguments dans ce cas, de même que la référence à des résultats d’interprétation. Si vous prenez des résultats de performances argumentatives, vous allez mobiliser, par exemple, comme bonnes raisons dans vos discussions les évidences que représentent l’égalité des êtres humains et, bien entendu, votre vis-à-vis, s’il appartient au même contexte culturel que vous, aura bien du mal à contester ces évidences ou alors il passera pour quelqu’un de fou ou de méchant. Ce n’est que s’il prend appui sur un autre contexte culturel, qu’il peut apparemment mieux contester ces évidences. Là, la part belle est faite à l’islamisme qui peut, lui, invoquer un autre arrière-plan de monde vécu constitué par des schèmes de pertinence qui sont, non des sédimentations de discours argumentatifs, ainsi que j’appellerais les principes universalistes de la morale et du droit, mais des sédimentations de discours interprétatifs, les sourates du Coran. Il peut dire, "Vous avez les Droits de l’homme, mais c’est une production occidentale, qui ne m’intéresse pas, moi j’ai le Coran". Par conséquent, il ne se juge pas tenu de se rendre aux arguments qui, censément pour lui, ne sont autres que des mobilisations de schèmes de pertinence constituant l’arrière-plan d’un monde vécu contextuel. Mais dans le cas où vous avez affaire à quelqu’un qui appartient à votre contexte, et qui ne peut pas de la même façon se réclamer du Coran, par exemple, vous allez exercer une forme de violence parce qu’il sera tributaire de cet arrière-plan d’évidences. Il est donc intéressant non pas de dire que ces évidences sont fausses mais qu’elles sont problématisables. Or, bien entendu, c’est encore par l’argumentation qu’on peut les problématiser. Simplement, c’est par la reconstruction qu’on peut aller au-delà des raisons qui sont simplement données dans le procès d’argumentation pour montrer qu’elles renvoient à des schèmes de pertinence qui sont eux-mêmes le produit de performances discursives antérieures.

Alors là volontairement, j’ai pris le cas le plus difficile, c’est-à-dire le cas dans lequel il n’y aurait pas eu de violence empirique, accidentelle ou contingente.

Dans la réalité, qui n’est jamais, par définition, une situation idéale de parole, la reconstruction a une mission tout à fait légitime et indiquée dans les cas pratiques pour aller voir sous les arguments qui ont été acceptés ou rejetés quels sont les vécus existentiels, les expériences au regard desquelles les raisons sont vécues éventuellement comme une violence ou comme n’ayant pas de force, pas de poids.

Encore une fois, il ne s’agit pas d’aller démasquer des motifs derrière l’Apparence — la "belle" Apparence — de raison ; c’est-là le geste bien connu des déconstructions : la reconstruction, quant à elle, part plutôt de l’idée que, fondamentalement, la question de la validité des raisons ou arguments renvoie à celle de leur acceptabilité.

Il y a une tout autre attitude dans la reconstruction que celle qui existe dans l’argumentation. Il serait intéressant de réfléchir pragmatiquement à ce qui différencie les deux registres de discours, argumentation et reconstruction. Que signifie pragmatiquement argumenter ? Quand je dis pragmatiquement, je fais référence à Austin : qu’est-ce qu’on fait quand on dit quelque chose, quand on argumente ? Il convient ici de toujours voir les choses dans une communication intersubjective, interpersonnelle. D’un côté, on conteste ; de l’autre, on justifie. C’est ça le schéma un peu stylisé de l’argumentation. Et, on regarde la validité intrinsèque des raisons qui sont données. Et ce que Habermas appelle l’éthique procédurale de l’argumentation, est une éthique qui consiste à faire abstraction en quelque sorte de tout ce qui n’est pas la validité interne des raisons, des arguments, et qui nous engage dans la mesure où, en toute bonne foi, on reconnaît certains arguments comme provisoirement supérieurs. Dans ce schéma de l’argumentation, les deux personnes regardent, si je puis dire, dans la même direction qui est celle de la logique argumentative, et qui, au regard de cette logique, de ce toit commun, ont déplacé éventuellement leur position et se rendent aux raisons qui sont émises par le protagoniste de telle sorte qu’un accord est envisageable. C’est le schéma que Kant utilise pour discuter les antinomies.

Dans ce schéma, les protagonistes ne se regardent pas l’un l’autre et ne s’interrogent en aucune façon sur leur vécu comme c’est le cas dans la reconstruction dans laquelle chacun regarde vers l’autre : "Qu’est-ce que tu éprouves ? Pourquoi tu tiens cette position ? Pourquoi tu ne te rends pas à cette raison que je viens de donner ? Pourquoi, en revanche, tu serais plus sensible à telle autre ? Pourquoi tu bloques sur tel ou tel argument ?" etc,... Bref, les raisons pour lesquelles il accepte ou il rejette les raisons.

Mais attention ! Tout le processus reconstructif doit se dérouler fermement sur le fil dialogique, illocutoire, de la reconnaissance des raisons de l’autre, ce qui suppose l’attitude dite de la deuxième personne, et sans céder à la tentation de l’attitude objectivante, celle dite de la troisième personne, qui réduirait les raisons de l’autre à de simples motifs, relevant d’explications psychologiques ou sociologiques. Loin de rompre l’intersubjectivité de la reconnaissance réciproque, la reconstruction l’approfondit, ou alors, elle régresse en-deçà de l’argumentation pour succomber aux sirènes de la déconstruction, forme violente de rechute dans l’interprétation. Donc, la reconstruction, quant à elle, s’engage toujours à considérer sous l’aspect de bonnes raisons les éléments qui, rétrospectivement pour les intéressés, fondent leur acceptation ou non-acceptation des raisons émises au cours d’une argumentation. C’est ça la réflexivité supérieure de la reconstruction par rapport à l’argumentation.

Et dans ce cas, oui, comme vous le disiez, pour répondre à cette demande reconstructive, il est évident que les sujets doivent raconter leur vécu, c’est la première chose à faire, et ce qui fait que certaines raisons ne sont pas recevables pour eux, compte tenu de leur histoire propre, cela relève d’abord du narratif. Mais si on veut dépasser cette situation un peu abstraite de vécus qui seraient irréconciliables, il faut qu’on aille plus loin et qu’on s’interroge sur le sens de cette expérience vécue telle qu’elle est racontée. Dès que l’on pose la question "Pourquoi ?", on est dans l’interprétation. Là, ça ressemble un peu à la psychanalyse : "Qu’est-ce que ça veut dire ? À quoi tu associes cela ?",... Ensuite, on peut s’entendre ou non sur ce "Pourquoi?". L’autre peut dire : "Là tu exagères, tu te donnes la part trop belle, tu te donnes des explications un peu faciles, moi, je pense que c’est plutôt parce que...". Bref, il y a conflit d’interprétations et on peut retrouver l’argumentation au niveau reconstructif.

Mais là, l’argumentation est moins viciée et plus prometteuse pour l’entente parce qu’elle est plus intersubjective, chacun est plus tourné vers la sensibilité, la vulnérabilité, le vécu de l’autre. L’argumentation cette fois-ci est développée dans la perspective de voir clair dans les raisons qui font qu’on a bloqué sur tel ou tel argument. La perspective est analytique.

La reconstruction est un concept difficile parce qu’elle intègre tous les registres mais à un degré plus réflexif et plus coopératif.

C.L. : La reconstruction conduit-elle à une reconnaissance réciproque plus profonde ?

J.M.F. : Pour répondre à votre question, je pourrais dire ce que signifie pragmatiquement la différence entre argumenter et reconstruire. Argumenter, je l’ai dit : d’un côté, on conteste, de l’autre, on défend ou on justifie rationnellement. Reconstruire — on s’interroge toujours sur le telos des pratiques discursives — veut dire d’une part, analyser, élucider, et de l’autre, reconnaître. Et le mode de reconnaissance est toujours autocritique. On peut le faire par soi-même en disant : "J’ai vécu ceci et c’est pour cela que j’ai bloqué là-dessus", mais on peut le faire avec l’aide de l’autre, de préférence à condition que l’autre accepte de se faire aider de la même façon. Parce que l’enjeu est de savoir pourquoi il y a eu conflit, malentendu, il faut élucider coopérativement. Ce sont les deux qui analysent et les deux qui reconnaissent. La reconnaissance autocritique de l’un est conditionnée par celle de l’autre, et réciproquement — un cercle théorique, mais qui se résout bien dans la pratique.

C’est la raison pour laquelle la reconstruction est plus intersubjective que l’argumentation. Il y a en effet beaucoup plus de reconnaissance réciproque au niveau de la reconstruction qu’au niveau de l’argumentation.

Avec l’argumentation, on peut surtout savoir ce qui est vrai en général, ou juste en général. D’ailleurs Habermas, qui développe une éthique essentiellement argumentative de la discussion, finalise le procès de discussion par la catégorie de l’entente. C’est un modèle cognitiviste, qui est emprunté à Peirce ou à Popper. On met en question la vérité d’un énoncé scientifique ou la justesse d’une norme juridique et on discute argumentativement si c’est vrai ou faux, juste ou injuste. Le but est de se mettre d’accord sur la validité et donc le schéma mobilisé est celui des prétentions à la validité élevées de part et d’autre et qui sont problématisables, avec un proposant et un opposant. Tandis que la reconstruction intègre ce qui est, au-delà de l’entente, la reconnaissance réciproque. Elle est donc plus fortement éthique, moins strictement cognitiviste si je puis dire, bien qu’en un autre sens elle le soit davantage puisqu’elle accueille méthodiquement des éléments expérienciels du monde de la vie.

Il serait intéressant de développer une théorie de la communication, dans le milieu du discours toujours, mais dans le milieu du discours reconstructif cette fois.

C.L. : Peut-on, à votre avis, faire l’hypothèse que le niveau narratif du discours serait un passage obligé de l’argumentation parce qu’il ferait écho à ce que tous ont vécu et qui nous relie comme humains, à savoir écho à la souffrance, le traumatisme ou l’obstacle, du processus d’appréhension du monde et de soi-même, que vous décrivez comme un processus d’illusions-désillusions-frustrations ?

J.M.F. : Il ne s’agit pas à proprement parler d’un passage obligé de l’argumentation mais d’un passage requis en vue d’une intercompréhension mobilisant, entre autres, l’argumentation. Sur ce trajet, la narration est aussi, à vrai dire, primairement requise d’un point de vue reconstructif, pour faire connaître et reconnaître la pertinence ou la non-pertinence des arguments au regard d’un vécu des intéressés, ce qui rend aussi plus substantielle et plus directe la reconnaissance réciproque des personnes.

Maintenant, le vécu traumatique qui, certes, ne doit pas être forclos [ce qui justifie le passage reconstructif par la narration] — ce vécu traumatique d’un individu renvoie lui-même directement à la singularité d’une biographie, mais non pas directement à l’universalité supposée des expériences désillusionnantes et frustrantes que l’espèce a dû accomplir sur le trajet qui mène à une compétence communicationnelle mûre, telle qu’elle s’atteste dans une maîtrise de la grammaire des langues naturelles. Tout au plus, le vécu individuel que l’on rencontre empiriquement, et qui est différent pour chacun, peut-il faire écho, comme vous le dites, à cette expérience universelle, ou supposée telle, de la différenciation des rapports au monde [et de la décantation correspondante de la grammaire, avec ses différences de modes, de temps, de personnes, de voix]. Mais, sauf exception, ce ne peut être que d’une façon extrêmement indirecte et voilée, qu’un vécu traumatique individuel "fait écho" à ces formes non pathogènes de "traumatisme", que sont les nécessaires désillusions frustrantes accompagnant la différenciation de nos rapports au monde. On peut admettre, par exemple, que, d’une façon générale, le langage n’est pas un véhicule neutre, et qu’il archive aussi bien une histoire marquée par des répressions. Dans ce cas, oui, comme vous le suggérez, c’est tous les êtres humains qui se "retrouvent" comme appartenant à une même humanité, dans l’écho que pourrait faire le langage général à une histoire du deuil, accomplie par l’espèce.

Mais c’est là une hypothèse qui rappelle trop un certain pessimisme — adornien, dirais-je — de la raison ou de la civilisation. Je pense à ce malaise des intellectuels de la première moitié du siècle, qui en vinrent à soupçonner le langage humain en général de porter les stigmates d’une domination universelle. Par rapport à cela, j’aurais tendance à inverser la perspective : ce qui est pathogène ou problématique, ce n’est pas le "traumatisme" inhérent au deuil du rapport fusionnel, deuil dont le travail aurait été accompli par l’humanité, comme une rupture de la mimesis originaire, qui enclenche la civilisation, et se continue dans la décantation de la grammaire. Non, ce qui, dans la pathologie individuelle, ferait plutôt, selon moi, écho à ce traumatisme, résulte, à l’inverse, des cas particulièrement dramatiques où le deuil n’a précisément pas pu être effectué par tel ou tel individu, barrant son accès à la symbolisation et à la grammaticalisation de ses rapports au monde. Pour nous, accéder à la compétence communicationnelle suppose sans doute une suite d’expériences frustrantes dont le "traumatisme", cependant, nous semble infiniment préférable à la situation de forclusion figeant le rapport fusionnel originel.

 

(*) A paru dans Entre-vues, 1995, n°26.

 

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