Pour une autre valorisation du travail.
Défense et illustration du secteur quaternaire
Entretien avec Jean-Marc Ferry
par Olivier Mongin dans la revue Esprit, juillet 1997, n° 234, p. 5-17.
À plusieurs reprises, Esprit a manifesté sa méfiance envers les divers scénarios — que recoupe la notion d’allocation universelle — élaborés en vue de répondre au divorce de la croissance et de l’emploi. Dans le souci d’approfondir ce débat controversé, une discussion avec notre ami Jean-Marc Ferry s’imposait. Alors que nos critiques portent sur le rôle de la valeur travail et la conviction que la reconnaissance sociale est indissociable de celle-ci, Jean-Marc Ferry rétorque ici, non sans arguments, que l’allocation universelle conditionne justement la revalorisation d’un travail plus autonome et l’identité des individus.
O. M.
ESPRIT — Dans un livre qui a suscité de nombreuses réactions et qui constitue un aboutissement à vos travaux sur l’éthique reconstructive et la société communicationnelle, vous souscrivez à l’idée d’une " allocation universelle ". Pour éclairer votre démarche, il faut partir du préalable de votre réflexion sur le paysage économique mondial. Une autre politique économique ne suffisant pas à résoudre les problèmes de l’emploi et de la croissance, selon vous, il faut prendre en compte les questions structurelles.
Jean-Marc Ferry — C’est une étude que j’ai publiée il y a une dizaine d’années sur l’emploi et la diffusion des automatismes qui m’a mis sur la piste de l’allocation universelle. On peut la définir comme un revenu inconditionnel distribué de façon égalitaire à tous les citoyens de la communauté politique de référence, en l’occurrence de l’Union européenne. Que l’on soit riche ou pauvre, actif ou inactif, on a droit, dès lors qu’on est citoyen majeur, à un revenu de base que l’on peut concevoir soit comme un revenu d’existence, et on le rattache alors à un droit social, soit comme un revenu de citoyenneté, et ce serait alors un droit politique. Personnellement, j’aimerais pouvoir le présenter comme un droit politique, même s’il a évidemment des implications sociales importantes.
Sur le plan de l’économie, il m’est apparu que la production s’affranchissait des facteurs de production traditionnels, en particulier du travail ; et que si l’Europe voulait rester compétitive vis-à-vis des pays du Sud-Est asiatique, il nous fallait prendre l’option de la technologie de pointe et automatiser le plus possible l’appareil de production pour lutter contre le " dumping social " dont nous sommes victimes. Nous ne pouvons plus compter sur les performances du travail vivant, comme disait Marx, pour concurrencer victorieusement ces nouveaux pays industriels. Le défi de la troisième révolution industrielle se pose donc à nous de façon particulièrement aiguë si nous ne voulons pas démanteler l’État social. Face à cela, je ne vois qu’une seule solution : automatiser l’appareil productif, assurer un revenu de base inconditionnel, et renoncer à la stratégie conventionnelle qui consiste à forcer l’emploi, comme le voulait par exemple Jacques Chirac lors de sa campagne présidentielle. Une option certes généreuse, mais qui me paraît une grave illusion. La stratégie dominante en Europe — telle qu’elle apparaît notamment dans le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi — consiste à dire que, en matière d’offre de travail, il faut augmenter la qualification en consentant de très gros investissements dans le domaine de la formation professionnelle, quitte à rendre même une petite liberté à l’égard des strictes disciplines de résorption des déficits publics, et qu’en matière d’offre d’emploi, il faut faire accepter la flexibilité. Ce sont là des recommandations assez anciennes faisant l’objet d’un consensus entre les gouvernants européens et qui ont pu être plus ou moins médiatisées et rendues acceptables par l’opinion publique sous le thème du partage du travail. C’est pourquoi j’étais déjà réticent à l’égard de ce thème qui, en réalité, signifie la flexibilisation du temps de travail. Il s’agit d’une option conventionnelle qui ne prend pas acte d’une grande mutation historique, celle qui voit le PIB — et davantage encore le PNB (qui peut être réalisé à l’étranger — de plus en plus déconnecté de l’emploi. On peut en effet connaître des taux de croissance satisfaisants alors même que le chômage s’aggraverait.
C’est un fait relativement nouveau et atypique par rapport aux théories libérales ou keynésiennes. Il est lié à des phénomènes que nous connaissons bien, comme la délocalisation, qui signifie que la production nationale est réalisée hors de la nation, ou comme l’automatisation de la production. D’autre part, la concurrence internationale incite à "dégraisser" beaucoup plus qu’auparavant. Aujourd’hui, on remarque que la décision d’une entreprise de licencier de façon massive est immédiatement sanctionnée positivement par la bourse. Certains journaux accompagnent ce mouvement idéologique en affirmant que les licenciements sont justifiés si les emplois ne sont plus rentables du point de vue de la rationalité économique. D’ailleurs, pourquoi investir le chef d’entreprise d’une responsabilité sociale ? Dans notre culture, c’est à l’État et non à la société civile ou aux entreprises privées de se charger de ces aspects sociaux de stabilité de l’emploi. Or, les caisses de l’État se vident : nous avons vécu sur un régime de déficit public croissant et, pour des raisons liées aux échéances de la monnaie unique, il nous faut, paraît-il, revenir à une orthodoxie des équilibres pour résorber impérativement la dette publique. Tout cela s’explique sans doute par des rapports de force entre l’Allemagne et le reste des États membres. Quoiqu’il en soit, nous n’avons plus comme marge de manœuvre que le jeu sur les taux l’intérêt au niveau macroéconomique, ou bien, sur le plan structurel, l’action dans le domaine de la formation pour améliorer l’adaptation de l’offre à la demande de travail. Mon point de vue est le suivant : nous devons assumer le fait que la croissance de la production n’est plus liée comme auparavant au plein emploi. La classe politique sait bien qu’il peut y avoir croissance de la production sans augmentation de l’emploi. On constate donc une déconnexion réelle entre l’économique et le social.
Le divorce entre croissance et emploi
La classe politique le sait mais, à droite comme à gauche, elle ne l’énonce pas clairement pour autant...
Il est en effet difficile de l’admettre, parce que c’est assez paniquant. On ne voit pas comment résoudre les problèmes d’intégration sociale en dehors de l’emploi, c’est-à-dire de l’offre d’emploi sur des postes salariés. Mais aujourd’hui, l’hypocrisie commence à être certaine. Je ne suis pas certain que Jacques Chirac ait été inauthentique lorsqu’il s’est déclaré contre la politique conformiste de Balladur qu’il a ensuite suivi grosso modo, comme d’ailleurs le reste des États membres de l’Union européenne.
Je reconnais la difficulté de la situation actuelle, mais je pense aussi qu’il ne faut pas s’entêter à vouloir réaliser un plein emploi aujourd’hui inaccessible. La stratégie doit être différente : il faut jouer la carte de la troisième révolution industrielle en accélérant l’automatisation à condition de pouvoir l’accompagner socialement de façon efficace. Cet accompagnement commence avec la reconnaissance du droit de chacun à un revenu de base, quelle que soit sa situation dans la production. Un tel revenu est justifié d’un point de éthique, mais, également, d’un point de vue financier, et il est réaliste d’engager son instauration au niveau de l’Union européenne, lorsque la monnaie unique aura été rendue opérationnelle.
Pour éclairer les soubassements de votre position, il faut se reporter aux différents discours sur la mondialisation économique. Il y a ceux qui, comme vous, mettent l’accent sur la troisième révolution qu’on pourrait qualifier d’informatique, et d’autres, plutôt néomarxistes, qui continuent à penser en termes d’opposition capital/travail et qui estiment que le capitalisme financier international déstabilise l’économie du travail. Comment articulez-vous la critique de l’évolution du capitalisme international avec la prévalence de l’économie financière et cette révolution informatique ?
Le capitalisme occidental évolue. Il y a une vingtaine d’années, on pouvait parler d’un capitalisme industriel puissant. Aujourd’hui, il est avant tout financier, c’est-à-dire que les actions d’investissement du capitalisme sont plus spéculatives que naguère. La voie a été tracée par le Royaume-Uni lorsqu’il était en perte de vitesse économique et industrielle, mais l’Europe de l’Ouest s’oriente aujourd’hui tendantiellement sur cette voie spéculative. Cela signifie-t-il que ces pays ont perdu la bonne éthique de l’investissement productif ? Quoi qu’il en soit, cet investissement productif ne peut plus être réalisé sur place, et les investissements financiers sont plus rentables que les investissements industriels, sauf à financer des investissements industriels en dehors de l’Europe. Par conséquent, cette évolution du capitalisme est normale. On pourrait à la rigueur lui demander de retrouver l’ethos des pionniers calvinistes, mais c’est un peu illusoire et cette éthique dont parlait Max Weber est dépassée depuis longtemps. Il serait plus réaliste de miser sur les PME, qui sont les grandes pourvoyeuses d’emploi (plus de 70 % dans l’Union européenne), mais elles ont une vie précaire et ne peuvent être dynamiques que si elles se portent sur les créneaux de rendement croissant.
Ce qui me paraît beaucoup plus critiquable que le capitalisme lui-même, c’est toute l’idéologie de la pensée unique qui l’accompagne et règne dans les médias comme dans la classe politique. Je distingue donc un comportement capitaliste spéculatif et l’idéologie " no alternative " qui n’est qu’une légitimation d’un certain état. Selon celle-ci, il n’y aurait pas d’autre voie que le retour aux grands équilibres et l’orthodoxie monétariste. Cela s’accompagne d’une mentalité, d’une philosophie sociale qui prône une idéologie de la responsabilité, une justice qui consisterait en un équilibre entre les droits et les devoirs, des revenus qui exprimeraient la contribution productive de chacun, etc. Tout ceci correspond d’ailleurs aux recommandations de la Commission européenne et des différents sommets du Conseil qui souhaitent renforcer la conditionnalité de l’aide sociale et rendre celle-ci plus drastique. D’ici quelques années, on supprimera l’aide à ceux qui ne semblent pas manifester la volonté de s’adapter en suivant les cycles de formation professionnelle. C’est à cette idéologie que je m’en prends, non seulement parce qu’elle me semble injuste mais aussi parce qu’à terme, elle-même met l’économie en péril. C’est une idéologie à courte vue qui va à l’encontre de l’intérêt capitaliste général. Nous avons besoin à la fois d’alimenter le revenu des ménages et d’assurer l’ensemble de la population contre la précarité pour réaliser les objectifs de la construction européenne en particulier, et pour assurer la stabilité de l’État en général. Je pense sincèrement que le capitalisme s’achemine vers une crise énorme s’il maintient l’orthodoxie néolibérale en oubliant qu’elle n’est pas pour rien dans le déclenchement de la grande crise de l’entre-deux-guerres.
Je ne parviens pas à comprendre pourquoi, sous prétexte que le keynésianisme ne marche plus, on ne retient pas la justesse de sa critique d’un néolibéralisme qui condamne l’économie à des crises cycliques d’amplitude croissante. Il est scandaleux que les instances économiques officielles se félicitent de ce que la situation n’ait jamais été aussi bonne parce que les équilibres sont en voie d’être réalisés, alors que nous sommes aux marches de la véritable dépression.
Une constitution sociale pour l’Europe politique
Sans rêver d’un retour au keynésianisme, on n’est pas obligé d’accepter le capitalisme comme tel et l’on peut imaginer d’autres modes de régulation passant par le politique.
On ne peut pas faire la morale au capitalisme : cette évolution vers un capitalisme spéculatif est peut-être une voie de facilité, mais elle est aussi explicable à partir de la situation des rendements sous nos latitudes. Il est difficile de demander à des capitalistes de faire des investissements là où c’est moins rentable qu’ailleurs. Plutôt que de s’attaquer au principe du capitalisme, il faut, me semble-t-il, exiger que le politique reprenne le dessus sur l’économique.
Le problème est que le niveau de puissance des États nationaux est insuffisant, alors qu’il y a vingt-cinq ans, le politique était assez fort pour domestiquer le marché sans en briser les mécanismes. Nous pouvions espérer de l’Union européenne qu’elle porte la puissance politique à une échelle géographique et économique suffisamment importante pour que le politique reprenne le pas sur l’économique. Mais il n’en est rien car il n’y a pas d’État européen, ni surtout de niveau politique européen assez puissant pour ne pas orienter les directives sous la dictée des groupes financiers, bancaires et industriels.
Dire que la communauté politique de référence est la communauté européenne peut paraître un peu surprenant, dans la mesure où elle a fait le lit de la pensée unique que vous dénoncez. D’un côté, vous constatez la faiblesse de l’Europe, et de l’autre, vous montrez l’érosion des acteurs politiques, à commencer par les États. Dès lors, pourquoi garder la communauté européenne comme communauté de référence ?
D’une certaine manière, nous n’avons pas le choix. Je souscris généralement aux critiques adressées à la construction européenne, à la faiblesse politique de la communauté européenne, mais je ne suis pas un critique virulent de l’Europe parce que, politiquement, elle est encore un enfant. Il est absurde de lui reprocher, par exemple, de ne pas résoudre la crise yougoslave alors que l’Union n’a même pas de personnalité juridique. La souveraineté européenne vis-à-vis de l’extérieur n’est nullement acquise ; c’est à l’arraché que le président de la Commission peut parfois prétendre représenter l’Europe en son ensemble dans les négociations internationales. Il ne faut donc pas demander trop à l’Europe. L’Europe proprement politique est en cours de construction depuis une période très récente. Il s’est d’abord agi de construire le grand marché et ce n’est qu’ensuite, avec Maastricht, qu’a commencé à se profiler l’idée d’une intégration politique véritable. C’est alors que sont apparus trois piliers de l’Union européenne : non seulement la Communauté, mais aussi la Politique pour la sécurité et la coopération en Europe (PESC) et l’Union économique et monétaire (UEC). Politiquement, ce n’est donc qu’à partir de Maastricht que l’Europe commence à se profiler. D’ailleurs, le débat sur la ratification du Traité a bien fait apparaître le hiatus profond entre sa prétention constitutionnelle et l’insuffisance des procédures démocratiques de son élaboration.
Nous pourrions attendre de l’Europe qu’elle réalise une véritable constitution sociale dont l’allocation universelle serait un élément clé, peut-être l’équivalent du suffrage universel pour une Europe politique. À partir de cette philosophie sociale et économique européenne inscrite dans le Droit et les libertés positives, on peut envisager que le politique reprenne le pas sur l’économique. Pour le moment, l’économique a en effet acquis une telle puissance que les États nationaux ne peuvent plus le dompter comme auparavant. Nous sommes donc dans un état intermédiaire de relative sauvagerie que l’on essaie de légitimer sous l’invocation libérale, aujourd’hui archaïque et dépassée, de l’ordre naturel.
Tout cela montre bien qu’il ne s’agit pas d’accompagner le mouvement de l’économique en tentant de trouver un remède, mais de penser un droit politique. Quelle est la spécificité de votre position par rapport à celle, par exemple, de Philippe Van Parijs ?
Il me semble que, pour Philippe Van Parijs, l’allocation universelle n’est à concevoir ni comme un revenu d’existence ni comme un revenu de citoyenneté. À mes yeux, elle doit être l’un et l’autre. De plus, Philippe Van Parijs ne me semble pas relier systématiquement la réclamation politique d’une allocation universelle à une analyse de la situation socio-économique actuelle. Non pas que l’analyse des tendances socio-économiques puisse justifier cette réclamation au regard de la justice politique ou de l’idée d’un droit fondamental : ici, le droit au revenu. Mais une telle analyse, croisée avec des considérations éthiques, peut faire apparaître des urgences du point de vue d’une éthique de la responsabilité. À mon avis, nous ne pouvons guère escompter mieux qu’une croissance relativement faible mais continue de la production, qui n’engendrera cependant aucun emploi net. La production est en voie de se réaliser de façon quasi automatique sans entraîner en contrepartie une distribution suffisante de revenus. D’un point de vue purement technique, il est donc indispensable que ceux-ci soient distribués sous la forme que nous connaissons déjà dans l’État social, mais considérablement étendue : sans contrepartie, et sous un autre régime que celui des prestations sélectives. Il faut des transferts sans contrepartie pour alimenter à la fois le revenu et la demande solvable des ménages, et afin que le circuit économique puisse être établi. Mais l’entreprise n’est plus au centre de ce circuit, c’est-à-dire qu’elle n’assure plus à la fois la production (l’offre de biens et de services) et la distribution des revenus. De fait, dans nos États redistributifs, les revenus directs versés aux ménages ne participent que pour une partie à la formation du revenu disponible des ménages, en raison du processus de redistribution qui représente quelque 45 % de ces revenus. Il y a un brassage énorme avec cependant un effet redistributif assez faible : je vois là une certaine irrationalité de nos États sociaux.
Aujourd’hui, il devient très important de pouvoir assurer aux ménages un revenu inconditionnel, c’est-à-dire indépendant de l’activité des individus, de sorte que ce ne soit plus une honte d’être chômeur. Nous nous acheminons vers une situation où le travail continu salarié ne va plus concerner qu’une minorité et où, cependant, la demande doit être toujours alimentée, autrement que par le crédit bien entendu : par des revenus. Au point de vue éthique, il est légitime que chaque citoyen dispose d’un revenu quels que soient les aléas de la conjoncture. Autant il est compréhensible qu’une mutation ou une récession économique entraîne des suppressions d’emploi, autant il est injustifié qu’elle se traduise par une suppression de revenus à terme. Ce revenu inconditionnel de base est donc légitime du point de vue éthique et nécessaire du point de vue technique, si l’on ne veut pas que le système aille à sa perte.
Pourriez-vous préciser la dimension technique de votre proposition ?
La production doit trouver des débouchés dans nos pays. Au centre du circuit d’économie monétaire, les entreprises produisent et génèrent un flux vers le marché sous forme d’offre, en contrepartie de quoi elles versent des revenus qui génèrent un flux monétaire vers les ménages, ceux-ci utilisant une bonne partie de ces revenus sous forme de dépenses, c’est-à-dire de demande sur ce même marché, de sorte que l’offre trouve sa demande. Le schéma peut être compliqué par l’intervention d’autres agents économiques tels que les institutions financières, les administrations publiques, les autres nations. Mais nous nous acheminons vers une intégration telle que le schéma finit par être simple. Comme l’avait écrit Paul Valéry, le temps du monde fini commence, et c’est le cas en économie. Aujourd’hui, nous allons vers un monde fermé et ce schéma devient de plus en plus plausible. Il devient donc nécessaire de préparer l’accompagnement social d’une automatisation progressive de la production.
Celle-ci peut être, en effet, réalisée sans qu’il soit nécessaire de distribuer des revenus en contrepartie ! Ainsi, il n’existe plus de raison économique à ce qu’une dépense des ménages vienne, chez nous, se porter en demande sur le marché pour absorber cette offre. En dehors de palliatifs comme des commandes d’État gigantesques, je ne vois pas quels autres agents que les ménages peuvent jouer ce rôle ; sans compter que l’on peut se demander à quoi sert l’économie si ce n’est pas à satisfaire les besoins des ménages. Or, les revenus salariaux de ces derniers ne pourront plus se maintenir en raison de l’automatisation croissante, et la production continuera sans que l’on ait besoin pour cela de rémunérer le travail de masse. Nous accédons à un seuil de péremption de la valeur travail au sens conventionnel du terme. Le travail vivant n’intervenant désormais que pour une faible part comme facteur de production, sa rémunération n’intervient que pour une faible part dans l’absorption de l’offre. Ce n’est pas la création de la plus-value qui est mise en cause, mais sa réalisation monétaire. Pour lutter contre ce phénomène, on s’engage actuellement dans une concurrence pour la conquête des marchés mondiaux et les États deviennent les premiers agents commerciaux des groupes dans ce but. Dans ce contexte, les individus dont le profil de formation n’est pas bien décalqué sur une demande de compétences spécialisées souffrent et souffriront davantage encore, parce que l’on n’aura pas besoin d’eux.
Il existe un lien substantiel entre l’évolution sociale et la moralité. Même si la morale est autonome, surtout lorsqu’elle est formelle et universaliste, l’évolution des mentalités et des perceptions morales se fait pourtant en fonction des mutations sociales. Dans un mode de production comme le servage, les normes morales ne pouvaient pas être les mêmes que dans un mode de production postindustriel. Il y a une vérité du matérialisme historique à cet égard : à certains moments, certains interdits doivent se débloquer, certaines perceptions s’ouvrir. À présent, nous devons accéder à une étape supérieure de solidarité. Il devient par exemple contre-productif et même antisocial de vouloir lier le revenu à la contribution productive, alors qu’auparavant cela apparaissait comme la moralité même.
Nous sommes en mesure de modifier nos perceptions en cessant de nous crisper sur la valeur idéologique du travail, même s’il a une valeur indéniable pour l’identité personnelle et l’intégration sociale. La contrainte politique de travail ne doit pas se maintenir alors que l’économie ne le justifie plus. Celle-ci autorise au contraire une libération à l’égard de la contrainte du travail, dont le maintien ferait obstacle à son développement.
Si l’on abandonne le travail comme valeur centrale, par où passe la reconnaissance sociale des individus ?
Le plan de la reconnaissance sociale et celui de la rationalité économique sont deux plans différents qu’il s’agit d’articuler. Certains partisans de l’allocation universelle ont tendance à penser que le travail est une valeur archaïque et qu’il n’est plus nécessaire d’obliger les gens à travailler s’ils n’en ont pas envie. Selon eux, il s’agit donc d’un problème qui ressortit uniquement à la moralité privée de l’individu et dont l’État n’a pas à s’occuper : c’est une attitude libertaire qui relève d’un individualisme radical. Personnellement, je ne partage pas cette position, même si je pense que les individus sont formellement libres de travailler ou non, ce qui d’ailleurs est inscrit dans notre droit. Le droit au travail était d’abord celui de résister avec succès au travail forcé. En revanche, des conséquences déstructurantes pour la société pourraient résulter d’une gestion purement économique de cette liberté négative.
Allocation universelle, mode d’emploi
Pour ma part, je considère plutôt l’allocation universelle comme ce qui renforce, non pas cette liberté négative du droit au travail, mais plutôt la liberté positive de choisir son activité et la capacité du demandeur d’emploi de se présenter sur le marché du travail en tant qu’offreur de travail. L’argument est le suivant : si vous disposez d’un revenu de base, vous avez moins le couteau sur la gorge que si vous n’avez rien et, par conséquent, vous êtes déjà plus à même de négocier vos conditions de travail et de rémunération. D’autre part, vous avez la possibilité de définir vous-même des activités indépendantes : vous pouvez former une entreprise, tenter des activités atypiques qui ne sont pas encore reconnues socialement. Nous nous en remettons donc aux potentialités de la créativité sociale qui sont très élevées en Europe occidentale mais où, comme on le sait, l’initiative individuelle est, hélas, bureaucratiquement gênée, fiscalement entravée et structurellement bridée par la limitation des offres d’emploi et la définition, à travers celle des profils de compétence requis, de l’utilité socialement reconnue par les groupes privés et la puissance publique. Si les individus disposaient de ce revenu de base, ils pourraient participer à la définition de l’utilité sociale et prendre des risques parce que la précarité économique serait diminuée. L’imagination productive ne fait pas défaut, sous nos latitudes, pour inventer les activités nouvelles rentables. De même, la création esthétique et l’innovation scientifique pourraient s’en trouver renforcées.
D’un point de vue très concret, comment cette allocation est-elle comptée : est-elle égalitaire, participe-t-elle d’un système de redistribution ? D’autre part, ce secteur quaternaire dont vous cherchez les conditions de possibilité n’est-elle pas une réponse aux évolutions provoquées par la robotisation ?
Le versement de l’allocation universelle doit être égalitaire. Autrement dit, il s’agit de donner la même chose aux pauvres et aux riches, et non de donner plus aux pauvres qu’aux riches. Elle diffère donc, dans son esprit, des systèmes de prestations sociales, pensés comme une compensation. Ici, on ne prend pas en compte la situation de telle catégorie de personnes, il suffit d’être citoyen majeur.
La principale objection concerne l’apparente injustice de cette allocation qui serait distribuée de la même façon au banquier et au sans-abri. Mais l’objection est largement désamorcée si l’on considère que le revenu de citoyenneté serait un revenu primaire, c’est-à-dire imposable. La redistribution se ferait alors par le biais de l’impôt sur le revenu. D’habitude, il est vrai, les revenus sociaux, considérés comme secondaires, ne sont que rarement soumis à l’impôt. Celui-là serait primaire et imposable : si le sans-abri reçoit au titre de l’allocation environ trois mille francs par mois (sur la base de 15 % du PNB), il le conserve intégralement, alors que le riche banquier peut être prélevé au taux de la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu (par exemple 70 %). Par conséquent, la redistribution a bien lieu par ce mécanisme fiscal.
D’autre part, le secteur quaternaire serait en effet une réponse aux conséquences de ces mutations structurelles. Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l’exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle ; ce secteur secondaire s’est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n’ont plus de secteur d’accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l’idée de ce secteur d’accueil. Mais, pas davantage que le secteur tertiaire, ce secteur quaternaire n’est un secteur de gestion de la misère sociale. Il existe simplement une ambivalence liée aux mots. L’économie qui se dégagerait à partir de ce secteur quaternaire pourrait, en un certain sens, être appelée économie sociale. J’entends par là une économie qui retrouverait des fonctions de socialisation. Ce qui me paraît le plus important dans la période de mutation actuelle, ce n’est pas seulement le découplage entre la croissance de la production et l’amélioration de l’emploi, mais aussi la perte de la fonction socialisante de l’économie par son détachement de la société civile. Quand émergea l’illusion d’une société civile autonome, au début du XIXe siècle, l’économie avait un rôle socialisant. Et la civilité prenait un sens nouveau par rapport à celui qu’il avait au XVIe siècle, celui d’une aptitude à se comporter dans le monde et sur le marché, à faire l’apprentissage de médiations longues. Un nouveau type d’homme s’imposait, poli, sans aspérité. Les gens se socialisaient avec le marché et l’économie.
Le grand événement auquel nous faisons face est la disparition de cette fonction de socialisation de l’économie alors que, dans le même temps, les médias principaux de socialisation (l’école, l’entreprise) perdent de leur puissance intégratrice sans que nous voyions ce qui pourrait les remplacer. L’idée du secteur quaternaire, en tant qu’économie resocialisante, est celle d’un secteur d’activités qui doivent être, pour remplir leur rôle, à la fois personnelles et autonomes, c’est-à-dire non mécanisables. La définition se déduit de la situation. Au terme de l’apparente réification totale du système économique se profile une sorte de rédemption avec l’existence d’un secteur d’accueil libérateur pour l’activité. C’est alors que le travail retrouve une valeur véritablement autonome, puisqu’on ne travaille plus sous la contrainte mais pour les besoins de l’identité personnelle et de la reconnaissance sociale. Cela participe d’ailleurs également de l’autonomie politique car, pour se sentir citoyen, il est indispensable de participer aussi à la définition de l’utilité sociale.
Ce secteur sera moins exposé que les autres à la concurrence internationale, mais il ne sera pas protégé : la contrainte sera simplement détendue par le fait qu’à chaque retour de cycle, on est assuré de retrouver un revenu, même si l’on a échoué dans son entreprise. Il serait également souhaitable de sanctuariser fiscalement les entreprises nouvelles susceptibles d’entrer dans la catégorie des innovations sociales afin de stimuler l’essor d’un secteur quaternaire. À la différence d’aujourd’hui, des jeunes qui voudraient lancer un produit nouveau peuvent se permettre d’échouer trois ou quatre fois grâce à l’allocation universelle. Celle-ci détend la contrainte de réalité sans toutefois l’abolir. Il y aura cependant des dégâts à prévoir, car la garantie d’un revenu de base inconditionnel pourra autoriser l’installation dans la marginalité, la drogue ou la délinquance. Détendre la réalité a toujours un coût, mais il devient nécessaire de le faire pour offrir aux jeunes une médiation objective entre l’école et l’entreprise.
Pouvez-vous distinguer le scénario de Philippe Van Parijs du vôtre ? Par ailleurs, pourquoi l’économie américaine continue-t-elle à produire du travail ?
Mon scénario diverge de celui de Philippe Van Parijs en ce que l’allocation universelle représente pour lui un socle, c’est-à-dire un revenu net et non imposable. Que l’on soit riche ou pauvre, on reçoit la même chose et on la conserve au-delà du plafond d’abattement élaboré, sauf à modifier le plafond d’abattement à chaque fois que l’on modifie le montant de l’allocation. Cela me paraît lourd. D’autre part, il ne voit l’allocation universelle ni comme un revenu de citoyenneté ni comme un revenu d’existence.
Il considère, d’une part, que ce revenu ne doit pas être acquis aux seuls citoyens, mais étendu aux résidents étrangers ; d’autre part, que ce revenu doit être faible, pour ne pas dire symbolique. Il me semble qu’il ne veut pas considérer que l’allocation universelle puisse venir en compensation de certaines prestations sélectives. Selon moi, elle peut avoir un montant élevé parce que son coût financier net sera bien inférieur à son coût brut apparent : l’attribuer à tous les citoyens majeurs autoriserait et justifierait en effet la suppression d’une partie des allocations familiales, celles qui sont versées pour les enfants majeurs, des bourses d’études, du "minimum vieillesse", des subventions directes aux agriculteurs, etc. Elle devrait par ailleurs permettre de financer des dépenses de santé par une modulation du ticket modérateur pour ce qui ne relève pas de la vie, des naissances ou des handicaps structurels qui seraient assurés par la solidarité, ainsi que de la prévention justifiée. Si l’allocation universelle vient en compensation d’un certain nombre de prestations sélectives et supprime l’arbitraire, les privilèges et la cherté du système social actuel, on peut alors avoir un montant relativement élevé au départ et arguer de ces économies pour justifier son instauration.
Sur un plan philosophique, enfin, Van Parijs ne relie pas l’allocation universelle au droit au travail, à la socialisation et à l’intégration sociale. Il élabore plutôt une théorie de la justice qui se justifie d’un point de vue systématique et abstrait. Lui-même se définit d’ailleurs comme un "rawlsien de gauche".
En ce qui concerne la situation américaine, on a déjà beaucoup répondu à l’objection qui se fonde sur la création d’emplois aux États-Unis pour remplacer le Welfare State par un Workfare State à idéologie "dure". Les États-Unis admettent un taux de chômage frictionnel qui correspond à l’idée qu’il doit y avoir une grande adaptabilité de l’emploi. Le chômage de longue durée est évité grâce à la flexibilité des conditions de travail et à la mentalité américaine. Cependant, la protection sociale est très faible et les allocations chômage ne sont versées que pendant un très court laps de temps : les statistiques du chômage ne peuvent donc refléter la réalité puisque, dans ces conditions, on ne va guère s’inscrire au chômage. De plus, beaucoup d’Américains, notamment les Noirs, vivent en deçà du seuil de pauvreté. Il faut cependant reconnaître que l’on peut toujours trouver un emploi rapidement, mais sans oublier que cet emploi peut être très faiblement rémunéré.
La Commission européenne, dans un bel optimisme affiché, prétend pouvoir échapper à l’incompatibilité supposée entre un haut niveau de protection sociale et un faible taux de chômage. Or, conserver la spécificité européenne en matière de protection sociale me paraît très important, mais le problème est mal posé. Il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus. L’allocation universelle me paraît être une bonne solution, à condition d’être accompagnée par des politiques extrêmement actives qui sanctuariseraient fiscalement des activités socialement risquées pour permettre au secteur quaternaire d’émerger.