Je-sujet, tu-interlocuteur, il-neutre. Dans Les Puissances de l’expérience (*), Jean-Marc Ferry décline la quête de reconnaissance des individus et des nations.
Il est grand temps de dire que le livre de Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, est l’une des œuvres les plus importantes récemment publiées dans le champ de la philosophie sociale et politique, de la philosophie tout court. Son titre rappelle l’ambition de Hegel, celle de penser son temps. Le sous-titre, Essai sur l’identité contemporaine, dit bien le point d’aboutissement visé, à savoir la reconnaissance des individus et des nations par eux-mêmes et par les autres, dans le monde où nous vivons. Mais jusqu’où faut il remonter pour reconstruire les conditions dans lesquelles s’effectue cette reconnaissance ?
Le premier tome, intitulé Le Sujet et le Verbe, propose deux parcours qui s’additionnent. Il montre d’abord comment nous en sommes venus à maîtriser le sens le plus riche des pronoms personnels : le il neutre des objets, le tu de l’interlocution et de l’interaction, le je que chaque sujet devient pour lui-même dans la réflexion (on remarque que le je ne se pose pas en premier, mais se construit en dernier). L’idée est ici que la grammaire est plus que la grammaire : elle constitue le sol de toute identité capable de se repérer dans un espace éthique de reconnaissance. En ce sens, on peut parler d’un " partage grammatical du monde", dont il s’agit de reconstruire les conditions. L’auteur fait commencer cette histoire de l’expérience avant la maîtrise du discours, dans le " sentir " et l’" agir ". Ainsi est écartée une première fois l’interprétation selon laquelle J.-M. Ferry, disciple et successeur de Habermas, ne se complairait que dans la communication argumentatives : le jeu des signes et des échanges est enraciné plus bas, dans les premières " puissances de l’expérience ", même s’il est vrai que la grammaire des pronoms personnels n’est pleinement déployée qu’avec le " discourir ", troisième " puissance de l’expérience ".
Dans quelles sortes de discours se déclarent les identités en quête de reconnaissance ? La seconde partie du premier tome est consacrée a ces " formes de l’identité ". La hiérarchie qui est ici proposée entre narration, interprétation, argumentation et reconstruction jouera un rôle décisif dans les analyses plus concrètes du second tome ; l’auteur s’y démarque à la fois de l’herméneutique, de la stricte éthique argumentative et des positions dites post-modernes. Il prend ses distances à l’égard de la première, en confinant dans des tâches préliminaires relatives à l’identité la " narration " et " l’interprétation ". La narration paraît à l’auteur trop indifférente à la distinction entre fiction et vérité, trop soucieuse d’authenticité et surtout trop engluée dans le mythe et du même coup dans la tradition. L’interprétation voudrait bien dégager une leçon universelle des récits, mais ne dépasse pas le niveau des visions du monde et ne franchit pas le seuil qui sépare la raison de la religion. Ce seuil ne l’est qu’avec l’" argumentation ", instance critique par excellence de tout discours. On reconnaît le ton habermassien de cet éloge de la puissance émancipatrice de l’argumentation. Or, c’est dans la mesure où il est si peu accordé à la narration et à l’interprétation, et tant donné à l’argumentation, que le déclassement de celle-ci au bénéfice de la " reconstruction" constitue l’intrigue majeure de ce premier tome et même de l’ouvrage entier. J.-M. Ferry écrit : " Tandis que la fonction de l’argumentation est de justifier une action au regard de bonnes raisons, celle de la reconstruction est de reconnaître et identifier les positions d’où ces bonnes raisons peuvent être émises " (I, 135). Par " positions ", il faut entendre les " contextes historiques " dans lesquels des arguments prennent force et qu’une conception purement formelle et procédurale de l’argumentation ne prend pas en compte.
Le grand problème pour J.-M. Ferry, si je le comprends bien, est de ne pas retourner en arrière, vers la narration et l’interprétation au moment de donner une chair à l’argumentation. Cette régression lui paraît interdite dès lors que l’argumentation a imposé au discours la prétention à la vérité, que la thèse herméneutique de la finitude du comprendre lui paraît compromettre. Or, c’est cette prétention à la vérité que la " reconstruction " veut non seulement préserver, mais promouvoir dans des contextes différenciés. Comment ? En intégrant au travail formel de l’argumentation la " reconnaissance " des bonnes raisons de l’ " autre" : " Pour autant, écrit J.-M. Ferry, que les bonnes raisons des autres, seront aussi les nôtres, le discours reconstructif reconnaît sa matière dans les autres discours, et l(histoire des autres est aussi sa propre histoire " (I, 154). C’est ici que l’auteur rencontre l’objection post-moderne selon laquelle le différend est si insurmontable que la reconnaissance, entendue comme reconnaissance de mon discours dans le discours de l’autre, est à la limite impossible. La réponse à cette objection massive est constituée par le tome II tout entier, consacré précisément aux " ordres de la reconnaissance ". C’est par un défi au post-modernisme que s’ouvre un volume employé à " reconstruire " " notre identité contemporaine ", celle des individus et celle des nations.
J.-M. Ferry se donne les moyens de son entreprise constructive en plaçant la question de l’identité personnelle et politique au terme d’un voyage à travers les " systèmes " qui coordonnent les actions humaines dans des entreprises de grande dimension. L’impressionnante compétence — et, j’ose dire, la virtuosité de J.-M. Ferry — se déclare dans le traitement successif du complexe socio-économique (technique, monétaire et fiscal), du complexe sociopolitique (juridique, bureaucratique, démocratique), et du complexe socioculturel (médiatique, pédagogique, scientifique). Cette enquête relève du discours reconstructif, dans la mesure où les systèmes sont interrogés du point de vue de leur ouverture à la demande de responsabilité des acteurs sociaux, dont on prend en compte non seulement les calculs plus ou moins rationnels mais les aspects culturels de leur monde vécu. En confrontant ainsi système et monde vécu, J.-M. Ferry vise à instaurer un mariage plus heureux que celui que Habermas a été accusé par certains de conclure entre fonctionnalisme et herméneutique.
C’est dans les excellentes pages consacrées à l’" identité morale " et à " identité politique " que le discours de la " reconstruction " achève sa trajectoire. S’agissant de l’identité morale, on trouvera d’abord une représentation de la très longue histoire de l’idée de personne, justifiée par le fait que le thème de la personne est le condensé de sa propre histoire, puis de précieuses suggestions concernant la gestion responsable aujourd’hui, de l’immense variété des signes mis en circulation par les systèmes considérés plus haut, enfin un audacieux élargissement de la sphère du respect au-delà de nos vis-à-vis capables d’argumenter, et cela jusqu’aux plus infimes êtres vivants qui, d’une manière ou d’une autre, nous supplient de ne pas porter atteinte à leur intégrité. À la faveur de cette embardée utopique, le discours de la reconstruction côtoie le plaidoyer d’un Hermann Cohen pour un " religieux " qui, pour être supra-humaniste, n’en resterait pas moins infra-éthique et l’appel d’un Walter Benjamin à une responsabilité tournée vers le passé, dans une reconnaissance étendue à ceux qui n’ont pu dire l’offense : " En cela, note J.-M. Ferry, l’éthique de la communication est proche de la religion car elle est aussi une éthique de la rédemption. Comme telle, elle est fondée dans l’identité " reconstructive " plutôt que dans l’identité " argumentative " (II, 156). (J’ai tenu à citer ce passage, car c’est un des rares endroits où l’on sent trembler la main du philosophe) S’agissant enfin de l’identité politique, à laquelle l’auteur consacre une soixantaine de pages, le lecteur trouvera, ici aussi, une utile récapitulation des doctrines de la souveraineté, visant à faire prévaloir l’idéologie appelée " criticiste " sur l’idéologie contractualiste et l’idéologie individualiste : " L’idéologie "criticiste" s’appuie quant à elle directement sur les acquis de la démocratie et de l’État de droit, pour développer une position de l’"intersubjectivité". J’appelle cette position "criticiste", car le principe de son imaginaire propre n’est ni le contrat ni le marché, mais la critique pensée comme discussion " (II, 169). À première vue, la différence entre argumentation et reconstruction paraît mince. De fait, la récapitulation des doctrines reconduit à Rawls et Habermas. Un pas de plus, toutefois, est proposé à l’occasion de la confrontation entre l’éthique de la discussion, sous son aspect formel, et le sentiment national, sous son aspect vécu, subjectif. Nous sommes là dans le vif de la politique d’aujourd’hui. À l’encontre d’auteurs comme E. Gellner pour qui l’unité politique et l’unité nationale doivent coïncider, J.-M. Ferry tente de construire un concept d’" identité postnationale ", qu’il veut distinct de celui d’identité supranationale, où l’un des termes — l’unité nationale — est sacrifié à l’autre. Nous sommes vite projetés en avant, dans un futur aléatoire, voire utopique : comment, en effet, ne pas reproduire le principe de l’État-nation à un niveau supérieur, ni non plus s’enfermer dans les identités ethnoculturelles closes ? Il faut bien avouer que le discours de la reconstruction débouche, ici aussi, sur un travail de construction sans précédent et sans garantie, pour lequel nous ne disposons que d’une idée " morale " régulatrice, à savoir, l’obligation de composer ensemble, dans un compromis historique inédit, l’affirmation de notre culture commune " et " la reconnaissance mutuelle des différences culturelles. Je ne suivrai pas l’auteur dans son soigneux examen des discours " européens " que le lecteur aura plaisir à accompagner. Je me borne à remarquer que l’horizon utopique de l’identité postnationale n’est pas différent de celui de l’identité morale. Le discours de la reconstruction y côtoie les mêmes abîmes et les mêmes secours, s’il doit se distinguer du discours de l’argumentation. Mais alors, n’a-t-on trop facilement donné congé, dans le premier volume, au discours de la narration et de l’interprétation ?
Quoi qu’il en soit de ces perplexités, on ne peut qu’admirer l’ampleur et la rigueur d’un travail de pensée au terme duquel nous savons un peu mieux à quoi nous oblige la pleine maîtrise de la grammaire des pronoms personnels : il, tu, je, grammaire qui régit l’identité politique, aussi bien que l’identité morale.
(*) Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, Éditions du Cerf, coll "Passages", deux volumes de 216 et 254 pp, 195 FF les deux.
Sommaire du tome 1, Le Sujet et le verbe :
Sommaire du tome 2, Les Ordres de la reconnaissance :